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Lout à New York

Arbeiten Sie hier?

15 Décembre 2010, 06:48am

Publié par Lout

S’il y a un de mes talents qui fait internationalement l’unanimité, c’est bien celui de tourneuse de page. Aucun faux pas à déplorer en près de 15 ans de carrière, un cv sacrément étoffé, nombre d’angoisses tranquillisées et de situations sauvées avec sang-froid. Je pense sans aucune fausse modestie faire partie des spécialistes mondiaux de la discipline, d’ailleurs moi-même je préfère m’auto-tourner les pages autant que possible.
Cela m’a valu les bonnes grâces de quelques personnalités pas forcément reconnues pour leur affabilité.

Tous les pauvres gens qui ont eu à bosser avec des musiciens classiques savent bien que c’est loin d’être une sinécure, entre ceux qui sont des assistés de première ou d’autres qui se prennent pour Mozart. Bien sûr à côté de ces énergumènes, beaucoup sont vraiment adorables. Etrangement, très souvent l’égo est inversement proportionnel au talent. Ce qui explique les bonnes surprises du style les frères Capuçon ou même l’immense Placido Domingo.
Je vais faire juste une petite digression salzbourgeoise pour illustrer mon propos, mais également pour rendre hommage à mon pote Jesus Herrera, parce qu’il le vaut bien.

Le mois de juin dernier, notre violoncelliste Gautier Capuçon justement, était de visite à Mozartcity pour jouer avec l’orchestre du Mozarteum, dirigé par un certain Hans Graf, enfant prodigue du pays. Son retour était donc placardé sur tous les murs de la ville, impossible de manquer les affiches du concert avec sa photo. Nous en parlions avec notre prof de piano Liebe Cordelia, qui nous a assuré qu’elle allait nous donner des billets pour le concert, étant très amie avec le chef (voir plus que ça à une époque, disent les mauvaises langues). Je sentais bien que le plan allait être foireux, car Cordelia est la gentillesse mais aussi l’étourderie incarnée.
Nous voilà donc sous la pluie, Jesus et moi, le dimanche matin à 11h, devant l’entrée des artistes du Festspielhaus. Evidemment, personne n’était là. Nous l’appelons pour apprendre qu’elle ne s’était pas réveillée, mais elle nous a conseillé d’entrer par les coulisses pour atteindre la salle de concert et que si quelqu’un nous demandait quoique ce soit, nous connaissions le premier violon, un certain Markus Quelque chose. Formidable. Nous avons profité de l’entrée de VIP de la bourgeoise salzbourgeoise pour nous introduire dans la place et nous avons commencé notre expédition dans les entrailles du théâtre.
Après s’être perdus dans les couloirs et les escaliers comme il se devait, nous avons fini par trouver les back stages, en ayant salué au passage quelques connaissances, dont une violoncelliste que Mario notre pote cubain et ce même Jesus avaient délicatement surnommée "Fuego uterino". Arrivés devant le rideau, oups, problème: comme aux Etats-Unis, les musiciens s’installent sur scène pêle-mêle, aucune entrée solennelle comme chez nous. Du coup, la moitié des gens était déjà en piste et il ne nous restait plus qu’à entrer avec eux et à descendre dans la salle depuis la scène, top discret. C’était inenvisageable, tout autant que de tenter une percée par les portes principales sans billets.

Alors que nous nous concertions pour trouver une issue favorable à la situation, je vois tout à coup le chef d’orchestre s’apprêter à franchir la porte d’entrée de la scène, que nous bloquions. Il nous a jeté un regard étonné mais bienveillant. "C’est le chef!" que je souffle à Jesus en français, langue qu’il parle parfaitement.  Mais son esprit, empruntant je ne sais quels méandres de son inconscient et occultant la queue de pie, la baguette et le fait que tous les musiciens l’appelaient maestro, en a déduit qu’il s’agissait du chef de théâtre ou de la sécurité, et le voilà s’adressant à lui avec la candeur désarmante qui le caractérise: "Entschuldigung, arbeiten Sie hier?" (Est-ce que vous travaillez ici?). Je l’ai regardé horrifiée, alors qu’il poursuivait: "Vous ne jouez pas, oder?" et le voilà déballant tranquillement toute notre histoire. En résumé il a raconté au protagoniste principal du concert que nous essayions de taper l’incruste sans billets. Mais le type était sympa et le nom de Cordelia étant un sésame dans tout le milieu musical germanique, il nous a donc conduit vers une porte dérobée par laquelle nous avons eu accès à la salle. Alors que Jesus s’asseyait avec satisfaction au 4ème rang, je lui ai fait part de son erreur de jugement.
"Mais non, ce n’était pas lui, les musiciens plaisantaient avec lui et l’appelaient maestro.
- C’est généralement ainsi que l’on nomme le chef d’orchestre... "
Il ne m’a pas crue jusqu’à l’entrée de notre ami, puis il a subitement changé de couleur!  Comme nous connaissions le chemin, nous avons couru dans les coulisses dès la pause pour lui permettre de s’excuser. Ce cher Hans l’avait pris à la rigolade, mais Jesus était mortifié: "Tu te rends compte qu’il va toujours se souvenir de moi comme de l’andouille qui lui a demandé s’il travaillait là!" Cordelia a bien sûr trouvé l’épisode totalement süß.

 

Pour en revenir à mon sujet, ma copine Fabienne m’a proposé l’année dernière de faire fructifier ce don. Elle travaille pour Frank Salomon, un des plus grands agents américains de musiciens classiques, qui possède dans son catalogue les meilleurs pianistes du pays mais également des gens comme Simon Rattle, Hélène Grimaud et depuis peu, le quatuor Ebène, bien connu par certains. Ce monsieur a repris en main la tradition de faire des séries de concerts à prix réduits pour les étudiants ou les personnes âgées (je vous laisse deviner qui sont les plus nombreux) dans l’auditorium d’une espèce de collège à Union Square ou dans une salle de spectacle de Broadway. Fabienne m’a instaurée tourneuse de page officielle de l’agence, ce qui me permet d’assister aux concerts assise sur scène et payée 30 dollars, ce qui n’est pas énorme mais toujours mieux que rien.  

J’ai fait mes débuts l’année dernière avec Peter Serkin, le fils de Rudolf, dont tout le monde m’avait dit qu’il était super nerveux, limite casse-pied. Et bien pas avec moi! Il a été ravi de me voir arriver et il était tellement content de ma prestation qu’il m’a demandé de lui tourner les pages pour le reste de ses concerts new-yorkais. En plus pour couronner le tout, je suis devenue très copine avec la violoniste avec qui il jouait. (coucou Madalyn, je sais qu'elle me lit puisqu'ensuite elle me sort des expressions françaises qui me font halluciner) Ensuite j’ai été rappelée régulièrement et j’ai œuvré pour la plupart des grands pianistes américains. Il y a eu quelques instants magiques comme le jour où j’ai tourné les pages à Leon Fleisher. Il jouait la plupart du concert en 4 mains avec sa femme (qui sans cette avantageuse position n’aurait jamais eu l’occasion de se produire en public) mais il avait quelques pièces solo qu’il a préféré jouer avec partition. Je me suis donc retrouvée sous les projecteurs à côté de lui à écouter du Schubert comme il n’est possible d’en jouer que lorsqu’on a plus de 80 ans et que l’on est l’un des meilleurs pianistes du monde. Un moment d’anthologie.

L’avantage de mon job, c’est qu’on assiste à tous les incidents des coulisses avec un regard extérieur et donc sans stress. Des fois c’est rigolo, comme la semaine dernière où la porte de la loge du pianiste est restée bloquée 5 minutes avant le concert avec toutes les partitions à l’intérieur. Le staff a fini par récupérer le gardien des lieux au MacDo du coin et la catastrophe a été évitée. Le pianiste, qui m’avait raconté toute sa vie pendant les quelques minutes où nous attendions le retour du cerbère, a été tout émoustillé par le côté palpitant de l’évènement et il s’est pointé à la pause avec son appareil photo pour nous immortaliser Fabienne et moi en souvenir de ce mémorable jour. Cette dernière m’a demandé si je pensais qu’il nous aurait photographiées si on était des mecs.

Mais il arrive que tout ne se passe pas aussi bien. Par exemple, l’inoubliable récital de Yefim Bronfman, pianiste très connu partout ailleurs qu’en France. Lui aussi avait besoin de mes services bien qu’il jouait en solo, mais apparemment il tenait à avoir les notes pour la 2ème Sonate de Prokofiev, alors qu’il a dû la jouer et l’enregistrer des milliards de fois. Soit, passons, 30 dollars pour ma poche. J’arrive à la Washington Irving High School pour trouver toute l’équipe en stress, Fabienne me raconte qu’il a été pénible toute l’après-midi, ne trouvant pas le piano à son goût. Je précise qu’il avait été livré directement de chez Steinway, dont le siège mondial se trouve à quelques blocks. Super, ça commençait bien. Je vais donc me présenter, sachant déjà qu’il n’est de loin pas le type le plus cordial qui existe, mais il a été correct, il a failli me sourire. Mais l’histoire du piano ne passait pas, il râlait encore, disant que même en Turquie on trouve de meilleurs pianos, un point que je lui accorde volontiers. Bref, après avoir menacé de ne pas jouer, il a quand même traîné ses pattes sur scène et il a commencé à jouer les 32 Variations de Beethoven que je ne peux plus voir en peinture.
Arrivé à la 2ème variation, tout à coup il s’arrête et revient placidement vers nous. Fabienne était toute blanche. Il nous explique qu’il ne peut pas continuer à jouer, que le piano est vraiment très mauvais et très posément il s’en retourne dans sa loge. Panique à bord, tout le monde court dans tous les sens, on essaie à tout prix de localiser le mec de chez Steinway, qui avait déjà passé sa journée à bosser sur ce pauvre instrument. Moi j’avais env
ie de dire, mon gars si tu n’arrives pas à faire tes notes répétées, c’est pas de la faute au piano comme dirait pop Ruccolo. Et puis, ce n’est pas la peine de faire tant d’histoires, ce n’est pas comme si tu avais découvert le vaccin contre le cancer ou que tu étais le prix Nobel de la Paix. Tu joues du piano! Du piano! C’est tout! Il faut apprendre à relativiser parfois.

Le technicien a fini par arriver et il s’est mis au boulot devant les 700 personnes de l’assemblée qui n’avaient pas bougé d’un poil. 

IMGP4263.JPG

Jesus et Yefim, les deux héros de l'histoire ici réunis.

Mais notre artiste n’avait toujours pas envie de revenir. Raphael, un des types de la régie que je connais bien car c’est un ancien de Mannes, m’a demandé si je ne voulais pas y aller et jouer un truc. Parce que là, ils en étaient à chercher un autre pianiste. Yefim a fini par sortir la tête hors de son trou, pas encore décidé à continuer le concert. Mais il a commencé à taper la discute avec moi, on a parlé de Salzbourg où je l’avais vu en répétition avec le Philharmonique de Berlin, de Cordelia (toujours elle) dont il m’a demandé des nouvelles, c’est qu’il a presque été sympa. Au bout d’une demi-heure, l’accordeur est revenu, ne sachant pas ce qu’il pourrait faire de plus. Notre star a finalement accepté de retourner sur scène, sous les acclamations du public, qui peut être vraiment crétin parfois. C’est dans ces remarquables conditions que je me suis retrouvée sur le plateau, encore plus potiche que d’habitude car évidemment il n’a pas jeté le moindre coup d’œil à la partition. Il a terminé tout le programme au grand soulagement général. Vive les artistes.

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